Un autre jour. Les mêmes, mais chez elle.
ADRIEN. — C’est drôle, mais je préfère quand on est chez moi et que c’est toi qui me domine. Si on est chez toi, c’est complètement différent. J’ai accès à toi.
GENA. — Quand on est chez moi, tu es sur les terres d’Hector !
ADRIEN. — C’est pas de ça dont je te parle, Gena. Je te dis que si nous faisons l’amour maintenant, chez toi, c’est dans ton lit. Peu importe le lit de qui, c’est ton lit. Peu importe que ce soit le lit d’Hector. J’ai accès à toi. Je te pénètre, je te garde, je suis en toi. Tu ne peux pas m’échapper.
GENA. — Tout doux. Avant la pénétration, il faut huiler les huisseries et trouver la bonne clé. L’accès n’est pas donné d’emblée.
ADRIEN. — C’est trop tard. Tu ne maîtrise plus ce qui va arriver chez toi. Je pénètre chez toi, c’est déjà un viol.
GENA. — Chez moi, c’est mon corps. Mon temple. Et je ne t’invite pas tout de suite dans le vestibule qui mène à mes profondeurs. Sais-tu ce qu’est le vestibule ?
ADRIEN. — C’est ta boîte mail ?
Quelqu’un sonne à la porte. GENA va ouvrir. C’est le plombier pour déboucher la tuyauterie.
GENA (au plombier) – Excusez-moi, mais mon homme a déjà tout débouché avec la ventouse (elle fait signe de pomper). J’ai annulé le RV il y a 30 minutes.
ADRIEN, dans l’angle de la porte ouverte, au plombier – Son homme, ce n’est pas moi !
Le plombier s’en va. ADRIEN entend du bruit dans le fond de l’appartement.
GENA. – T’inquiète, ce sont les tuyaux qui se gargarisent. Mon homme s’en est occupé hier soir.
ADRIEN. — Ta boîte mail, parlons-en. C’est exactement là où je voulais en venir.
GENA. — Ah bon ?
ADRIEN. — Tu veux savoir pourquoi ? Ne fais pas l’innocente.
GENA. — Je suis curieuse. Dis-moi tout.
ADRIEN. — Ouvre ta boîte mail.
Elle s’exécute docilement, pour une fois …
ADRIEN. — Le mail de ton amoureux.
Elle ne dit rien. Long silence.
GENA. — J’ai les mains toutes froides.
ADRIEN. — Qu’est-ce que tu veux maintenant ? Veux-tu affleurer en surface, te libérer, nager librement au soleil en surface comme une baleine repue qui bat des ailerons ? Où vas-tu ? Ou vas-tu encore une fois nier l’évidence de ce que tu ressens, ce dont tu rêves, de tout ce qui te stimule en profondeur qui n’est pas Hector ?
GENA. — Prétentieux ! Tu parles de surface, mais tu ne m’as pas tout dit sur ton amoureuse.
ADRIEN. — Tu préfères qu’on parle de mon amoureuse. A ta guise …
GENA. — Tu vois, je ne suis pas en surface. Je suis en évitement.
ADRIEN. — Certes !
GENA. — Mais en parlant des autres, c’est de moi dont je parle.
ADRIEN. — Prouve-le ! Parle-moi de Laura !
GENA. — Arrête de rester en surface. Il ne s’agit pas de dresser un portrait psychologique de ta femme qui aime la double pénétration, mais de se révéler dans l’écoute.
ADRIEN, à court d’arguments, la tire vers elle. Elle se laisse faire.
ADRIEN. — Tu es soumise. C’est très agréable pour un homme.
GENA. — Je l’ai compris depuis longtemps. L’homme a besoin de se sentir dominant.
ADRIEN réfléchit et dit.
ADRIEN. — C’est l’art de la femme de nous faire croire que nous avons gagné.
GENA. — C’est l’art d’Andromaque.
ADRIEN. — Non, justement, c’est l’art de Pénélope. Pénélope est une icône de la femme. Par inversion, elle montre à tous les hommes qu’ils ne gagnent pas avec elle.
GENA. — Elle se réserve.
ADRIEN. — C’est terrible de dire ça. Je dis la même chose, mais en d’autres termes : la femme s’économise.
GENA. — Manquerait-elle de générosité ?
ADRIEN. — Oui.
GENA. — Ou serait-elle exclusive ?
ADRIEN. — J’ai l’impression que cette exclusivité est une erreur d’optique. Elle pense être exclusive, or si elle est exclusive, c’est à elle seule qu’elle l’est. Et dans cette exclusivité à elle-même, c’est l’idée de la mort qui surgit, de la non-création, de l’ennui, de la putréfaction si la femme n’est pas heureuse. Avec un peu de chance, c’est une posture qui peut la sauver d’elle-même si cette femme est une artiste ou une initiée. Or, dans la majorité des cas, ce n’est qu’une femme qui ne baise pas, qui s’encroûte, qui oublie ce qu’elle ressent et qu’elle était une femme.
GENA. — On dit de Pénélope qu’elle était initiée et extralucide. C’est en fermant les yeux qu’elle a su que le vieillard qui se présentait devant elle était Ulysse. Elle s’en est complètement remise à son ressenti et son économie lui a valu l’accès à …
ADRIEN. — A l’univers, à l’amour, à l’épanouissement, à la danse …
GENA. — À l’éveil des sens.
ADRIEN. — A l’éveil de la foi.
GENA. — Mais oui, tu as raison. Il s’agit d’une foi absolue en l’amour.
ADRIEN. — C’est vrai. Hector a beaucoup insisté pour inscrire ses enfants au catéchisme.
GENA. — Tu n’as rien compris à l’histoire de Pénélope et de cet éveil des sens. C’est par les sens et l’abandon qu’on accède à la foi.
ADRIEN. — Tu as raison. Peu d’hommes ont accès à ce type d’initiation. Moi, si tu veux, je suis prêt. Comme l’autre, là, dans ta boîte mail, sous le coude, qui étouffe. Moi, je suis là. Fais de moi ce que tu veux : ton plombier, ton fleuriste, ton cuisinier, ton étalon, ton poisson d’argent, ton singe …
GENA. — Tu me piques ma réplique. C’est moi la soumise, qui suis dans l’abandon. Mais, si tu veux que je fasse de toi ce que je veux, alors sois un chien !
ADRIEN se saisit d’elle comme s’il allait s’en servir. Mais freluquet qu’il est, il n’arrive pas à la soulever. Il ne sait plus par quel bout la prendre. Elle lui facilite la tâche en sortant un sein. ADRIEN l’embrasse comme un bébé. Elle lui caresse les cheveux.
GENA. — Je crois que je t’aime. Tu sens le biscuit, ceux qu’on trempe dans le champagne et qui épongent les bulles. Mes enfants sentaient le biscuit autrefois.
ADRIEN. — Maintenant, c’est moi.
Cahin-caha, ils se dirigent vers la chambre nuptiale, dont la porte se trouve juste à côté de celle de la salle de bain. Trois coups retentissent de la porte de la salle de bain, fermée de l’intérieur. HECTOR, sortant tout fumant de son bain, apparaît. HECTOR prend GENA par les cheveux pour l’entraîner dans la salle de bain. Il la balance dans le bain. ADRIEN est tétanisé. Des yeux, HECTOR lui fait signe d’entrer lui aussi dans la salle de bain. Puis il claque la porte derrière eux. On entend des bruits d’objets qui tombent, des éclaboussures : ils font ça à trois.