10:30
moi: Ta lumière verte est allumée, je n'y crois pas ! Mais oui, nous sommes de retour à Paris !
10:31
Jérôme: Oui…
moi: Prêts à reprendre la conversation après le bon sandwich d'hier au 140.
Jérôme: Oui.
10:32
moi: Ce qui est dommage, c'est que j'ai loupé Les Misérables, nous aurions pu écrire une critique croisée.
Jérôme: Ça, je ne te le fais pas dire.
C'était du premier degré, et c'était magnifique.
10:33
Je l'ai vu accompagné par une jeune fille de onze ans.
La seule personne dans Paris a vouloir m'accompagner là-bas.
Et encore, au départ, elle aussi a refusé.
moi: A pouvoir, rectif.
10:34
Nous étions engagés auprès d'une amie.
L'amitié, te souviens-tu de notre discussion sur l'engagement ou le détachement ?
10:35
Jérôme: Tu es un exemple parmi une vingtaine. Non, je ne me souviens de rien — je suis ronigerien, rien, rien, nada… Prétextant préférer aller à la bibliothèque François Villon, la jeune fille de onze ans, comme vous, a d'abord refusé.
Puis elle s'est ravisée.
Et ce fut l'extase, pendant trois heures.

moi: Et de la théorie bouddhiste du détachement pour ne pas souffrir, quand je parlais de l'attachement et du risque de souffrir.
Jérôme: Magnifique.
10:36
Ah, oui… Ben je suis allé au Châtelet. Juste comme ça. J'étais détaché.
10:37
moi: Détaché de ta laisse, celle de Rops dans son dessin sur la luxure ?
Jérôme: D'elle, non. Pas du tout.
L'argent.
Le désir.
La femme.
Son refus.
Mon spleen.
Mes peurs.
10:38
moi: Le refus est un tango, il se joue à deux.
Jérôme: A la rentrée, c'est sûr, je prends des cours de tango.
moi: Une danse violente et passionnelle.
Jérôme: Avec un médiateur.
moi: Tu n'en as pas déjà pris avec Rosélia ?
10:39
Des cours de tango, je parle, pas d'une thérapie de couple.
Jérôme: J'ai bien peur que ce soit d'une thérapie de couple dans mon cas.
moi: Pourquoi ?
Jérôme: A la fin, la cigale…
10:40
Tu veux vraiment entrer là-dedans ?
moi: Je n'ai jamais bien compris cette fable, la Cigale et la fourmi.

Jérôme: Tu veux vraiment que je soulève le voile sur mes plaies ?
Es-tu prête à voir la cigale en pleurs, à la fin du conte ?
Désespérée ?
10:41
La cigale avait deux enfants, une ex, des problèmes d'argent.
moi: La cigale ayant chanté tout l'été, se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue. Mais la fourmi alors ... elle n'a pas chanté !
10:42
Qui des deux est le plus à plaindre ?
Jérôme: Tu poses la mauvaise question.
10:43
Ce n'est pas une question de plainte, mais de collaboration et d'épanouissement personnel.
moi: C'est une question de sacrifice.
10:44
Jérôme: Mais non.
10:45
moi: Je t'ai dit, je ne sais pas quelle morale tirer de cette fable ?
Jérôme: Il n'y a pas de morale, c'est ça qui est bon.
Et tellement dur.
Violent.
Pas beau à voir.
moi: Dans toute fable, il y a une leçon, non ?
10:46
Et dans toute expérience, souffrance ou jouissance, il y a un enseignement, non ?
Et c'est toi le chrétien ?
Jérôme: Des chemins de traverse.
Des tunnels.
10:47
A traverser.
La difficulté est de savoir quand il faut changer d'endroit ou simplement s'affirmer et s'endurcir.
moi: Des chemins de traverse, l'image me séduit. J'aime l'idée d'emprunter ces chemins de traverse et de quitter les voies rapides toutes tracées.
10:48
C'est pas mal de se perdre aussi ...
Jérôme: Je ne parle pas de ces chemins-là.
10:49
Un accouchement n'est pas un chemin qui fleure bon la noisette.
Une mise à mort non plus.
moi: Et entre les deux ?
Jérôme: Il y a les moments de bonheur et d'extase.
Les regards.
10:50
moi: Et ben voilà !
Jérôme: Les odeurs, en effet, de noisettes.
moi: Les moments de partage ... sans détachement.
Jérôme: Il faut être détaché, parfois aussi dans le bonheur.
10:51
Comment se vit l'instant présent si nous savons qu'il ne se reproduira pas ?
moi: Sans doute, mais je m'interroge sur l'implication.
Quant à l'instant présent, c'est ça qui est bon : il est unique.
10:52
Fragile, fugace, fort.
Jérôme: …
Prends encore quatre mesure. Je t'écoute.
10:54
moi: Et puis l'instant présent cède la place à un autre instant présent, s'enchaîne, s'emboîte, déraille. Il y a même des sorties de route (de chemins de traverse ou d'autoroutes), mais l'embarcation avance.
Jérôme: Ah…
10:55
moi: Avec une carlingue de voiture un peu cabossée, patinée par la pluie et le soleil, constellée de moucherons et de moustiques, de cigales et de fourmis ...

10:56
Des arrêts pour se ravitailler en énergie.
Des passagers différents, et un conducteur.
10:59
Jérôme: J'ai vu Chet Baker trois mois avant sa mort. Au New morning. Ce n'est pas une image. Ni un tableau au Louvre pour représenter le Christ en croix. Je n'oublie pas cet instant. Lorsque parfois j'écoute un morceau de Chet sur iTunes, comme ici en t'écrivant Funk in Deep Freez, je pleure en me souvenant de Lui.

11:00
moi: C'est beau. J'ai vu Léo Ferré à Alger, j'étais petite et je me souviens de ce vieil enragé qui nous insultait et de ces yeux, tout petits et noirs, qui nous lançaient des éclairs. Puis il chantait, et la violence se faisait belle.

11:01
Jérôme: Le poète est le seul à oser couper la branche sur laquelle il se tient.
Par curiosité ou par ennui.
Le spleen n'est ni une image, ni une maladie.
11:02
C'est une certitude et un savoir.
moi: Je connais le spleen, c'est aussi un moteur, parfois l'essence de la voiture.
11:03
Tu serais dans une décapotable quand je serai dans une petite 2 chevaux, enfermée dans mon habitacle ...
Et parfois ouvrant la porte pour sortir de la voiture.
11:04
Jérôme: Je me souviens, oui.
Tu étais là.
moi: Mais j'adore les décapotables, sentir le vent, la chaleur, le froid. C'est pour ça qu'on écrit ensemble peut-être ...
Jérôme: Je me souviens.
11:05
Almost you.
I'm a fool to want you.
moi: Où est la liberté ? Nous revenons à notre cigale et notre fourmi ...
11:06
Jérôme: Que s'est-il passé avec nos voitures ?
moi: Elles se sont croisées et chacun a aimé l'allure de la voiture de l'autre et ce qu'elle représentait : l'un exposé au dehors, l'autre à l'abri à l'intérieur.
11:07
Jérôme: Non, je pense qu'il y avait autre chose.
moi: Un carambolage ???
Jérôme: Non.
Avant.
Avant de nous croiser.
moi: Un cadavre dans le coffre ???
11:08
Ou peut-être le fait que nous ne savons pas conduire et que nous nous laissons conduire ?
11:09
Une destination commune ?
11:10
Jérôme: J'ai oublié les mots, je me souviens seulement de l'émotion.
Je me souviens de la gravité de l'instant.
moi: J'aimerais que la voiture m'emmène dans un espace vierge, infini, face à la mer. Les Hauts de Hurlevent.
11:11
Jérôme: La nausée, relativement à un personnage absolument terrible, est encore là, on the brink. Le sentiment de tomber. Le sentiment du vide sur la land.
11:13
Arrêtons-nous ici.